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Lussas, sas à docs (LIBERATION)

lundi 27 août 2007, par La cavale

Robert Bresson disait « Filme ce qui sans toi ne serait pas vu ». Ce conseil est maxime de survie pour ces artistes un peu à part du cinéma que sont les auteurs de documentaires, gens qui regardent, et qui donc font voir. Qui en font voir. Montrent de tout, de très près, ou revenant de lointains insoupçonnés. Ils retricotent le réel, le dévident, le livrent et délivrent. Ils le projettent. Ils ont sans cesse des projets dans un coin. Ils vont leur chemin assez solitaires.

Filmant pour la plupart en DV ou en 16 mm, sachant jouer des deux et parfois aussi d’archives, les documentaristes oeuvrent en intuitifs de l’attention. Ils n’évoluent pas dans le même genre d’étaux financiers, de logiques, ni de logistiques que les réalisateurs du cinéma de fiction. Peu de castings, moins d’ego. Plusieurs fois dans l’année, ces passionnés-là confrontent leurs travaux. Entre autres au centre Pompidou ou à Marseille et (fin août, assez hors du monde, au milieu des vignes et des rocailles) à Lussas, bourg d’Ardèche devenu Mecque pour les professionnels tout comme pour le public du documentaire.

Acuité. Les états généraux du documentaire demeurent une ruche à la bonne franquette qu’une centaine de bénévoles fait tourner sans vrombir. Entre université d’été studieuse et colloque démultiplié, la manifestation conduite par Pascale Paulat et Christophe Postic devait se remettre cette année de la polémique provoquée l’été passé par la déprogrammation de films israéliens sélectionnés : au Liban, la guerre battait son plein, Lussas devint chambre d’écho, et on donna davantage la parole à des réalisateurs palestiniens. Le documentaire sait être forme noble du journalisme. Histoire de cicatriser la querelle, deux importants réalisateurs israéliens, Ram Loevy et feu David Perlov, ont été honorés : leurs images (anciennes ou nouvelles) de Jérusalem, du Sinaï, de la vie à Gaza, de destins de pionniers ou d’arrivants, des guerres ont donné lieu à de longs débats.

Comme à Lussas il n’y a point d’hôtels, Ram Loevy, dans l’autocar navette l’emmenant dormir à 25 km de là, semblait sidéré par l’afflux du public et par le côté kibboutzo-convivial des repas en longues tablées dans la rue. Laquelle se vide aux heures des projections, faites dans une salle municipale, un chapiteau de cirque ou un grand camion-cinéma avec rallonges sur vérins, dans lequel on grimpe comme dans un avion, sous l’oeil tranquille des vieux jouant à la pétanque derrière un haut grillage, à l’ombre.

Jean-Marie Barbe, fondateur de ces généreux états généraux, a proposé pour la cinquième année consécutive une sélection de films africains tournés soit par des auteurs subsahariens, soit par des documentaristes occidentaux. Où, à côté d’une histoire d’amour d’un Sierra-Léonais pour une jeune Sénégalaise albinos, l’on pouvait constater avec Une histoire de nègres la vigueur politique et l’acuité poétique de la cinéaste camerounaise Oswalde Lewat, évoquant les morts par centaines du côté de Douala lors d’une opération de prétendue éradication du banditisme. Dans son désir de faire connaître l’Afrique telle qu’elle existe, et notamment l’Afrique urbaine comme elle va (ou ne va pas), Jean-Marie Barbe a mis en place avec Africa Doc à la fois un label et une authentique structure d’aide à la diffusion (voire à la production) des documentaires du continent noir. Un festival annuel a lieu dans l’île de Gorée.

Cette année, la section Route du doc était consacrée à la Finlande et le volet Histoire du documentaire au Portugal. Abandonnant les images du Nord (pour certaines complaisantes à force de vouloir être profondes), on s’est laissé enchanter par une rétrospective des documentaires de Manoel de Oliveira (pas une découverte, mais une vraie cure d’intelligente beauté). On a vu aussi avec Bon Peuple portugais des scènes captées par Rui Simões peu après la révolution des oeillets, au temps où Mitterrand venait soutenir Soares dans ses meetings, rose en main. Visions noir et blanc, déjà si lointaines...

Fantômes. Autre voyage : au Vietnam avec Rêves d’ouvrières, le film coup de poing de Thao Tran Phuong, crapahuteuse dont la caméra acérée met en scène quatre jeunes filles transplantées dans la banlieue industrielle de Hanoï, leur bagne, leur désarroi, leur vigueur. Autre plongée : dans une nécropole habitée d’Alexandrie. Les (un peu trop) longues heures d’images signées Emmanuelle Demoris disent la survie dans ce cimetière où parfois l’eau de la mer remonte : Mafrouza oh la nuit ! est le titre, tiré du nom du gigantesque quartier où les nombreuses sépultures se font chambres à dormir, alcôves, cuisines. L’objectif de la cinéaste est de faire sentir le temps qui passe, elle suit tout du long l’enjeu d’une noce, saisit une querelle, s’attarde sur le désir d’un père d’agrandir son taudis-tombe. Restitue des chants, des tristesses, des paniques de fantômes face à la simple cuisson du pain menacée par la pluie. Elle enregistre. Se sachant taper l’incruste. Se faisant accepter. Sans surplomber ses sujets. Avec une patience confinant à celle de l’araignée guettante.

Ce lieu commun du temps (s’écoulant ou écoulé) revient dans bien des documentaires : Au gré du temps (justement !) de Dominique Loreau est un bijou d’humour mélancolique où s’entrelacent les destinées éphémères de trois oeuvres végétales du plasticien belge Bob Verschueren. A signaler aussi l’exploration des coulisses d’un procès, la mise en abîme d’une plaidoirie implaidable signée Joseph Beauregard : les Avocats du salopard.

Lettres. Enfin, se souvenir ici, et pour longtemps, des 53 minutes où Robin Hunzinger retrace les trajectoires parallèles puis divergentes de deux femmes qui, dans les années 20 et 30, s’aimaient, et dont l’une, Emma, était la grand-mère de l’auteur. Deux êtres au départ si libres... enseignantes, pionnières capables de visiter l’URSS, de militer pour l’Espagne républicaine. Qui s’écrivaient. Envisageaient d’avoir un enfant. Puis Emma épousa un Alsacien, et l’Alsace fut annexée. Pendant ce temps, sa Thérèse perdue, du côté de Fougères, animait un réseau de résistants. Elle mourrait en 43, préférant se pendre que de parler sous la torture. Les mots qu’une voix off épatante de pudeur ici distille sont pour l’essentiel ceux des lettres, et du journal d’Emma. Les photos ont été classées par elle, puis par sa fille. En un paquet comme volontairement destiné à être transmis. Hunzinger aurait pu faire un livre. Il a préféré en toute justesse entrelacer des extraits d’archives avec les clichés hérités et le grain de la voix de la narratrice. Il a oeuvré en compositeur. Son film s’appelle Où sont nos amoureuses.

Mathilde La Bardonnie, Libération, 29 août 2007.